Le Derry FC au coeur des débats sur le Brexit et la scission irlandaise

Le 3 août dernier, l’homme politique irlandais John Hume, député irlandais au Parlement Européen s’éteignait à 83 ans des suites d’une maladie. Figure majeure du mouvement pacifique dans le conflit irlandais, il reçut avec David Trimble en 1998 le Prix Nobel de la paix pour son action en faveur de la fin des « Troubles », qui causèrent plus de 3500 morts en Irlande entre les années 1960 et les années 1990, et de la réconciliation en Irlande du Nord.

John Hume et Ronaldinho, lors d’un match de gala entre le Derry FC et le FC Barcelone.

Ce personnage politique incontournable en Irlande et reconnu mondialement occupa une fonction méconnue pendant plus de 20 ans, celle de président du club de football de la ville de Derry, le Derry City Football Club. L’occasion pour nous de nous pencher sur l’histoire presque unique au monde du DCFC ainsi que sur la situation du football sur le territoire irlandais, intimement liées aux évolutions politiques régionales depuis le début du XXème siècle.

Revenons d’abord aux racines du conflit qui mit l’Irlande à feu et à sang tout au long du siècle dernier. L’Act of Union voté en 1800 fut le traité qui intégra officiellement l’Irlande dans le Royaume-Uni, après une domination britannique très ancienne, appuyée notamment par Henri VIII au début du XVIème siècle et basée sur une politique de peuplement et de confiscation de terres : de 1641 à 1703, la proportion de terres détenues par les Irlandais catholiques passe de 59 % à 14 %. Malgré la légère baisse de tensions conjoncturelle qui avait permis la conclusion du fameux traité d’union, le XIXème siècle vit grandir en terres irlandaises un fort sentiment anti-britannique, alimenté par la Grande Famine du milieu du siècle qui décima la population de l’île et qui traduisit l’indifférence du colonisateur, ou par l’action d’hommes politiques comme Daniel O’Connell, désireux d’abroger cet Union Act (entré en vigueur en 1801), et surnommé « L’émancipateur », pour son combat en faveur de la communauté catholique irlandaise, source de résistance centrale au rattachement à l’Angleterre protestante.

Le regain des tensions progressa et culmina pendant la Première Guerre Mondiale, avec l’échec sanglant de l’insurrection nationaliste de Pâques de 1916, ou Easter Rising, férocement réprimée par les forces britanniques. La création du parti de gauche indépendantiste Sinn Fein en 1918, qui occupe rapidement la majorité des sièges au Parlement, annonce la guerre d’indépendance de 1919 entre les forces britanniques et le corps armé irlandais de l’IRA (ou Irish Republican Army), remportée par le bord irlandais deux ans plus tard. La partition est organisée par le traité anglo-irlandais, l’Irlande gagne son indépendance ; entièrement ? Non, car une petite zone au nord du territoire résiste encore et toujours à l’appel de l’autonomie et reste rattachée officiellement au Royaume-Uni, en raison de sa proximité religieuse (région à majorité protestante) et géographique avec le voisin britannique. L’Irlande du Nord est née, et avec elle naît la séparation politique de l’île d’Irlande, cause de la prolongation du conflit sur le territoire.

L’île est scindée en deux parties en 1921.

L’émergence des « Troubles » à la fin des années 1960 rendit évident l’échec politique régional, et l’incapacité des forces politiques à installer un climat pacifique. Cette guerre civile larvée, qui fit plusieurs milliers de victimes, prit fin avec la ratification du traité du « Vendredi Saint », en 1998, qui apporta une certaine stabilité à l’aide de mesures gages de souplesse comme l’invisibilité et l’inertie de la frontière, la double-citoyenneté ou encore l’autonomie partielle du gouvernement nord-irlandais.

C’est ainsi que le football irlandais, qui commença à se structurer au tournant du XXème siècle, vécut des évolutions parallèles à celles du climat politique. Créée en 1880, l’Irish Football Association (IFA) est la première institution footballistique du territoire et une des plus anciennes de la planète. Elle se base à Belfast, est affiliée à la FIFA en 1911, et est alors compétente pour l’ensemble du territoire. Mais la partition de l’Irlande de 1921 provoque la création en septembre à Dublin, au Sud de l’île, d’une autre organisation, reliée au mouvement nationaliste qui prend symboliquement pour appellation Football Association of the Irish Free State (FAIFS), ou Fédération de Football de l’État libre irlandais. Elle est reconnue par la FIFA dès 1923 et est renommée par la suite FAI.

Dès lors, l’Irlande est divisée sportivement et deux championnats distincts se déroulent ; les deux fédérations affirmant leur prévalence sur leur voisine, elles montent chacune une équipe nationale, ce qui va donner lieu jusqu’à la fin des années 1950 à une situation invraisemblable. L’IFA mettant en avant son droit historique de représenter le territoire entier, et la FAI brandissant le principe tiré de l’article 2 de la Constitution Irlandaise de 1936 stipulant que « C’est le droit et le droit acquis à la naissance de toute personne née dans l’île d’Irlande, y compris les îles et les mers qui en dépendent, de faire partie de la nation irlandaise », les deux fédérations font fi de la séparation géographique et sélectionnent des joueurs de part et d’autre de la frontière. Certains joueurs, comme Bill Lacey ou Jimmy Dunne, sont ainsi surnommés les duals internationals, car ils participent aux compétitions avec les deux sélections. La FIFA n’intervient qu’en 1950, pour les éliminatoires de la Coupe du Monde ; les deux fédérations ont depuis été affiliées à l’UEFA en 1954.

Penchons-nous maintenant sur la ville de Derry, cas à part dans le système déjà complexe du football sur l’île d’Irlande. Bastion catholique situé en Irlande du Nord, réputé pour sa résistance de plus de 100 jours lors d’un siège anglais en 1689, Derry cristallise à elle seule les tensions dans la région rattachée au Royaume-Uni. Son nom lui-même est objet de conflits : les cartes anglaises nomment encore officiellement la ville Londonderry, pour marquer l’appartenance britannique, alors que l’appellation Derry (plus usitée oralement tout de même) illustre l’indépendance de la ville, son identité irlandaise. Elle est un épicentre de la violence pendant la longue période des « Troubles », comme l’illustra entre 1969 et 1972 la persistance de l’enclave nationaliste Free Derry, qui comprenait quelques quartiers de la ville (notamment le Bogside) et où la police locale ne put plus s’aventurer.

L’entrée du Bogside.

Dans la deuxième ville nord-irlandaise après Belfast, qui pèse aujourd’hui plus de 100 000 habitants, le Derry City FC naît en 1928 et intègre le championnat nord-irlandais de l’IFA l’année qui suit. C’est une figure du football nord-irlandais, Billy Gillespie, qui donne au club ses fameuses couleurs rouge et blanche en arrivant en tant que coach en 1932 ; dorénavant, les joueurs sont surnommés les « Candystripes », pour leur proximité apparente aux friandises. De 1930 à 1965, le club prospère, remporte plusieurs titres dont la City Cup (aujourd’hui disparue) en 1935, 1937 ou la Cup en 1949 et 1954. Il goûte même à la compétition européenne lors de la saison 1964-1965, et devient la saison suivante le premier club irlandais à vaincre un adversaire en matches aller/retour face à Oslo (8-6, score cumulé).

La situation se corse au tour suivant : après une lourde défaite à Anderlecht, le match retour est annulé par la fédération nord-irlandaise au prétexte pour le moins anodin d’une déclivité trop importante du stade (2,74m entre chaque but). Si la cause peut sembler justifiée compte tenu du réel écart mesuré, pourquoi avoir laissé le club de Derry disputer depuis plus de 30 ans toutes ses rencontres dans ce fameux Brandywell Stadium ? Derry est éliminé sans avoir joué. Les relations avec la fédération se détériorent rapidement, car le club voit dans cet agissement une réaction clairement politique ; Derry, avec son identité nationaliste et catholique, ne peut pas représenter le football nord-irlandais au niveau européen.

Le fameux Brandywell Stadium.

En 1971, le Brandywell Stadium n’est plus autorisé à accueillir les matches de Derry car les tensions autour du stade sont trop importantes, au point que certaines équipes refusent de s’y rendre au cours de la saison ; Derry doit recevoir à Coleraine, à 50 kilomètres de ses bases, toute la saison 1971-1972. La perte de ses supporters, qui ne peuvent plus assister aux rencontres, et le coût financier du transport poussent le club à demander le retour à Brandywell : c’est refusé par l’IFA. L’équipe disparaît, le club survit grâce à ses équipes de jeune et pendant plus de 10 ans, demande sa réintégration au championnat nord-irlandais avec son stade : l’IFA rejette systématiquement toutes les demandes du DCFC.

Alors, en 1985, les dirigeants du club ont l’idée de rejoindre le championnat de l’Irlande libre, celle du Sud, organisé par la FAI, précisément car celui-ci est en voie de restructuration et passe de 16 à 22 équipes. Toutes les instances donnent leur feu vert, y compris l’IFA, qui y voit un moyen de se débarrasser du DCFC pour de bon. C’est ainsi que depuis cette date, le Derry City FC est un club qui joue dans un championnat différent de celui de sa zone géographique. Si des cas similaires existent en Europe (Swansea, club gallois évoluant en Premier League, ou Monaco en Ligue 1), le cas de Derry est unique car il est motivé par des raisons politiques et pas géographiques. Le club, installé à son arrivée en First Division (2ème division), est promu dès sa première saison et s’impose rapidement comme un incontournable dans son nouveau championnat, en réalisant un triplé encore unique en 1989 (Championnat, Coupe, Coupe de la Ligue), avant d’enchaîner les performances en coupes.

1989, année du triplé historique pour le Derry FC. Ici, une rare image des trois trophées réunis dans les mains des joueurs.

Les années 1990 offrent pourtant leur lot de désagréments au DCFC : malgré ses bonnes performances, il est poussé au bord de la banqueroute. C’est ici qu’intervient John Hume ; député nord-irlandais rattaché à la minorité catholique et récemment décoré du Nobel, il prend la direction du club en 1999 et permet au DCFC de se maintenir à flots en organisant des matches de gala, notamment face à Manchester United ou au FC Barcelone (1ère image). En 2006, Derry s’offre une épopée européenne qui prendra fin après une élimination face au Paris Saint-Germain.

Même si le climat est apaisé aujourd’hui à Derry, le lourd héritage laissé par les « Troubles » est encore inévitable lorsqu’on se promène dans la ville. La Foyle, fleuve qui coupe Derry en deux, constitue la frontière informelle entre catholiques (rive gauche) et protestants (rive droite). Les alentours du stade de Brandywell présentent une multitude de murals (fresques murales) soutenant la cause nationaliste (ou la cause palestinienne), mettant en évidence l’atrocité du pouvoir et des forces britanniques ou honorant la mémoire de victimes comme Bobby Sands ou la méconnue Annette McGavigan, 100ème victime officielle des « Troubles » à seulement 14 ans. Certains graffs appellent encore au conflit armé.

Un mural à Derry à l’effigie de Bobby Sands, membre de l’IRA et du parlement britannique, mort en prison après une grève de la faim de plus de 2 mois en 1981.

En 2013, la mort de Margaret Thatcher fut grandement célébrée par les locaux, qui n’ont jamais pardonné à la Dame de Fer sa politique sans concessions vis-à-vis de la question nord-irlandaise et des classes populaires, dont ils font partie pour la plupart. On put entendre « Iron Lady, Rust in Peace » (« Dame de Fer, rouille en paix »). De jeunes joueurs issus de Derry refusent encore de porter l’écusson nord-irlandais en équipe nationale, comme James McClean. Pourtant, le stade de Brandywell a servi l’année passée à un club de tradition loyaliste et protestante, l’Institute FC, dont le terrain était hors d’usage. La police ne vient plus à Brandywell : les bénévoles assurent la sécurité, et le speaker rappelle au début de chaque match qu’il est défendu d’adopter un comportement sectaire (« sectarian behaviour ») dans les tribunes.

Cela fait maintenant quelques années que le Derry City Football Club évolue sans incident majeur à signaler lié à son statut particulier ; pour autant, les tensions ne sont pas entièrement retombées, en témoigne l’affaire Lyra McKee, journaliste abattue par un membre de la nouvelle IRA l’an dernier dans le quartier de Creggan. Mais aujourd’hui, l’obstacle qui se dresse à l’horizon et qui se rapproche maintenant dangereusement est celui des conséquences du Brexit sur l’avenir du club. Si la frontière irlandaise doit diviser l’Europe, Derry pourra-t-elle toujours permettre à son équipe d’évoluer dans un championnat encore plus étranger ? Quelles seront les répercussions financières, sportives (recrutement complexifié…) et logistiques, sachant que la République d’Irlande chapeaute encore la retransmission télévisée et les secours lors des matches du DCFC ? Dans une ville qui a majoritairement voté pour rester dans l’Union (tout comme l’Irlande du Nord en général d’ailleurs), la scission avec le Royaume-Uni devient un rêve qui libérerait la ville et le club. Pour l’instant, on évite le sujet, et on patiente jusqu’à la fin des négociations qui devrait avoisiner début 2021. Le Derry City FC est une fois de plus dans le creux de la vague, mais en a connu beaucoup d’autres.

Paul Citron

Sources :

http://droguebierecomplotlosc.unblog.fr/2018/09/04/derry-football-club-lirlande-en-plein-coeur/comment-page-1/

https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/09/a-derry-la-religion-du-ballon_6032286_3210.html

https://www.sofoot.com/derry-fc-ce-club-qui-joue-dans-le-championnat-d-un-autre-pays-que-le-sien-474392.html

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